Cadeau : Préface du livre, par Patrick Viveret, philosophe
« Pour présenter le livre de Charlotte Marchandise, il faut d’abord s’arrêter sur son titre, si original et précurseur.
« Radicale bisounourse »… Ce titre ressemble à une provocation, un éclat de rire, au titre d’une bande dessinée. Il y a d’ailleurs des trois dans la personnalité de Charlotte Marchandise : provocante, mais pour provoquer et éradiquer l’insupportable, l’inadmissible, joyeuse, car aimant la vie, les êtres, attirée par toutes les cultures disruptives.
Au-delà de la personne, il s’agit d’un manifeste politique. Celui d’une femme engagée, au parcours atypique, maniant avec aisance le respect des valeurs républicaines et le questionnement citoyen. Celui d’une femme qui ignore spontanément le conformisme. Celui d’une femme qui, par cette expression, a parfaitement compris son époque, et l’a même devancée.
Replaçons-nous dans le contexte de l’élection présidentielle de 2017 : un peuple fatigué des promesses non tenues, désenchanté par des luttes sans résultats, mais à la recherche d’un nouveau souffle démocratique ; comme le dit Florent Augagneur, philosophe des sciences, le peuple français, éminemment politique, est un peuple délibératif depuis le contrat social de Rousseau et la Révolution, mais, pour parler comme Chantal Mouffe, il est las de l’« illusion du consensus ». Malgré de multiples instruments participatifs, les citoyennes et les citoyens se sentent incompris, méprisés et surtout, pas représentés. Cependant, en France et d’ailleurs dans beaucoup d’autres pays, une véritable soif de politique envahit l’ensemble de la société, mais s’exprime en dehors des cadres politiques traditionnels. Le mouvement des Indignés, puis celui de Nuit debout, plus près de nous celui des Gilets jaunes montrent la force de la protestation non pas seulement parmi celles et ceux qui s’expriment, finalement minoritaires, mais dans l’ensemble de la population, qui regarde ces mouvements avec bienveillance, sauf lorsqu’ils sont récupérés par la violence gratuite. En fait, « ces rassemblements et occupations de places ont rappelé l’exigence de rendre à la politique sa noblesse originelle : être au service du bien commun et favoriser une organisation sociale respectant l’égalité et l’autonomie des citoyens. »
Cela a été le projet de Charlotte Marchandise : prendre au mot les institutions démocratiques pour témoigner de la possibilité d’un autre chemin au service justement du bien commun, cette « utilité commune » qui est érigée comme valeur régulatrice dans l’article premier de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. Charlotte Marchandise connaît l’engagement associatif, elle y a consacré quinze ans de sa vie mais pratique aussi l’engagement politique puisqu’elle est élue municipale. Elle et son équipe ont souhaité tenter ce pari exemplaire : revenir à la lettre de nos institutions républicaines, c’est-à-dire porter la voix citoyenne dans l’élection maîtresse de la vie politique française.
Charlotte Marchandise, choisie à partir d’un processus très novateur, n’a certes pas obtenu ses cinq cents signatures. Elle aurait pourtant contribué à renouveler le débat sur le fond et sur la forme. Mais le système se défend et met en place des règles du jeu défavorables à d’autres postures. Dans une logique de domination, seuls les gens qui sont dans une forme d’addiction au pouvoir sont capables de résister à la pression. Pour ne pas risquer la brutalité de ces rapports, d’autres se retirent – ou le système se charge de les éjecter. Dans le passé, des Mendès-France, Rocard ou Delors ont été confrontés à ces situations. Nicolas Hulot a dit : « Je renonce car je ne me sens pas assez aguerri ». Aguerri, ça veut dire que ça réclame des qualités de guerrier.
Peu importe finalement que le combat n’ait pu se jouer ; comme toutes les pionnières, Charlotte Marchandise aura tracé un chemin qui, inéluctablement, fera des émules. Enfin... inéluctablement… si la démocratie ne bascule pas dans l’autoritarisme et la violence. Car quand les citoyens et les citoyennes sont saisis par la peur et les logiques de repli, ils peuvent aspirer à des pouvoirs forts, des personnalités dominantes. Une démocratie qui se borne à s’organiser autour des élections, en ne traitant pas les autres éléments qui permettent une conscience citoyenne, peut se transformer en « démocrature », en système dont le cœur est autoritaire même si le processus électoral démocratique est maintenu. Un peuple déprimé, qui ne voit pas où il va, peut être tenté par des leaders charismatiques qui prétendent avoir une vision claire parce que simplificatrice.
Mais revenons au titre : bisounourse ? L’expression journalistique traduit une claire revendication de l’utopie. Mais nous savons que tout grand projet commence par l’utopie ; ainsi, pendant la Révolution française, n’était-il pas totalement utopique, alors que nous étions encore dans un système monarchique, de déclarer : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. » ? Ou bien en 1992, lors de la conférence de Rio, d’affirmer comme principe premier : « Les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable. Ils ont droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature 2. » ? Pourtant, notre droit est encore fondé sur la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen et, au vu du réchauffement climatique et de la perte des espèces naturelles, on voit comment l’humanité est aujourd’hui menacée. Dans l’histoire, l’utopie a toujours été la voie de l’édification d’une réalité meilleure. Et aujourd’hui, nous voyons les jeunes sommer les adultes de résoudre les problèmes essentiels, comme les changements climatiques et la préservation de la vie, au lieu de se livrer à de dérisoires affrontements ou de se disputer pour des demi-mesures. Est-ce « bisounours » de vouloir vivre au lieu de survivre ? Dans le terme de « radical », il y a l’intuition que cette revendication pour la liberté, le partage démocratique, la dignité de la vie n’a pas trouvé de voies d’expression suffisantes dans nos institutions. Au moment où elle rassemblait ses signatures, Charlotte Marchandise ne pouvait pas savoir qu’il y aurait deux ans plus tard un mouvement très violent en France, un débat national, une réforme difficile des institutions qui hésite justement sur la place de l’expression directe des citoyens. Mais en répondant « radicalement bisounourse », elle avait compris que l’avenir de la politique serait dans cette tension entre la violence et l’idéal, qui peut nourrir des révolutions pacifiques comme des combats fratricides. Parce qu’une nouvelle génération, qui est la génération du millénaire, refuse la résignation devant la perte d’une planète viable et devant un ordre économique établi favorisant le profit des actionnaires au détriment des investissements dans le bien commun. Il s’agit là d’une double révolution, qui renie l’idéologie dominante caractérisée par le fait que la mondialisation vouait à l’échec les efforts destinés à construire un autre monde. Une nouvelle génération va prendre le relais et laisse ouvert un espace d’élaboration démocratique. Ces phénomènes entraînent des formes de radicalité qui sont manifestement en train d’augmenter. La légitimation de l’emploi de la violence pour lutter contre un système considéré comme lui-même socialement violent fait son chemin au-delà des Gilets jaunes ou des mouvements extrémistes. En Occident, la psychiatrisation de la violence (le mot même appliqué à des individus : violences faites aux femmes, violences conjugales, violences au travail) correspond à un mouvement fort d’appropriation individuelle de situations qui ne sont plus acceptées comme d’inévitables dérives dans un monde bouleversé. De ce fait, au-delà des situations individuelles, la dureté de la société est vécue comme des violences sociétales. Le temps où l’absence de politique climatique efficace sera vécue par un grand nombre de citoyennes et de citoyens comme une violence sociale et individuelle n’est pas loin. Le citoyen menacé devient radical.
Le livre de Charlotte Marchandise n’évoque pas un pouvoir qu’elle n’a pas pu conquérir, mais une autre forme de pouvoir qui reste à inventer : pouvoir de l’amour plutôt qu’amour du pouvoir… Le « pouvoir de », pouvoir de création, d’action, de transformation, démultiplié par les coopérations, les relations. Pas le « pouvoir sur » dominateur qui génère la peur des dominés et celle des dominants entre eux, parce qu’ils craignent de perdre ce qu’ils ont eu tant de mal à conquérir. D’un côté, le pouvoir ouvre des possibles, de l’autre, il est une fermeture, et aujourd’hui une impasse. Le rapport au pouvoir ne concerne pas que les élu(e)s et candidat(e)s aux élections, mais aussi les peuples. Sommes-nous capables d’imaginer un gouvernement coopératif, porté par l’énergie créatrice et les coopérations au service de la société, c’est finalement la question en filigrane de tous les chapitres du livre. C’est un livre hautement politique, qui relate une expérience unique, mais, on en formule l’espoir, l’expérience de « Demain ».
Celle d’une femme, est-ce un hasard ?...»
Patrick Viveret, philosophe
"Radicale Bisounourse, une citoyenne à la présidentielle"
Illustrations de Benoit De Haas
260 pages
Prix public 20 euros
http://lehetremyriadis.fr/accueil/87-radicale-bisounourse-une-citoyenne-a-la-presidentielle-charlotte-marchandise.html